[INTERVIEW] C’EST QUOI L’IUF AUJOURD'HUI ? 8 QUESTIONS POSÉES À l’ADMINISTRATEUR, OLIVIER HOUDÉ
Pouvez-vous nous rappeler en quelques mots ce qu'est l'IUF* ?
Olivier Houdé : « Depuis les années 1970 et 80, les enseignants-chercheurs des universités françaises sont, on le sait, confrontés à une équation extrêmement difficile : concilier une université ouverte au plus grand nombre d’étudiant(e)s et de grande qualité. Grande qualité tant par sa pédagogie que par sa recherche. C’est dans cet esprit qu’il y a une trentaine d’années, en 1991, fut créé un nouveau dispositif, assez intelligent et élégant, bénéficiant aujourd’hui d’une grande réputation : l’Institut universitaire de France (IUF). Ce dispositif offre une délégation de cinq ans, c’est-à-dire du temps de recherche, aux enseignants-chercheurs, qu’ils soient Juniors (jusqu’à 40 ans) ou Seniors, afin de réaliser un projet scientifique de leur choix, le plus original, ambitieux et créatif possible, souvent aux confins de plusieurs disciplines, qu’il s’agisse de sciences naturelles et médicales ou de lettres et sciences humaines et sociales. En outre, l’IUF vise au maillage de l’excellence scientifique sur tout le territoire, ainsi qu’à la féminisation du secteur de la recherche. Tout enseignant-chercheur, sous réserve de certaines conditions administratives, peut librement y soumettre une candidature.
L’IUF est un « institut sans mur », contrairement au Collège de France par exemple, car les enseignants-chercheurs qui y sont distingués restent dans leur université d’origine, partout en France, auprès de leurs étudiants et dans leurs équipes de recherche.
La gestion de l’IUF et l’organisation de ses jurys internationaux de sélection reposent sur une petite équipe administrative centrale, très efficace, située au Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche (MESR), site Descartes. Cette équipe, qui relève du Service de la coordination des stratégies de l’ESR (dont le Chef est Sébastien Chevalier), et l’ensemble de l’IUF sont dirigés par un Administrateur, nommé pour un mandat de cinq ans par la Ministre de l’ESR parmi les membres actifs ou honoraires de l’IUF. Depuis 2018, j’occupe cette fonction, étant un ancien membre Junior et Senior, spécialiste de psychologie expérimentale de l’enfant et de neurosciences. L’Administrateur est aidé dans ses tâches scientifiques par un Bureau d’une dizaine de membres actifs de l’IUF élus par leurs pairs, avec parité hommes/femmes et issus de toute la France, ainsi que de tous les secteurs disciplinaires. Il préside également le Conseil stratégique et scientifique de l’IUF qui, lui, comporte les Directions du MESR*, la DGESIP* et la DGRI*, la Présidence de France Université, l’Administrateur du Collège de France et les Secrétaires perpétuels des Académies des Sciences (pour les sciences naturelles et médicales) et des Sciences morales et politiques (pour les sciences humaines et sociales). Ce haut conseil, auquel participe aussi un membre du Bureau et les présidents des jurys de l’année précédente, discute des grandes orientations de l’IUF et de sa place dans le paysage de l’ESR* en France. Tout cela forme une gouvernance cohérente, efficace, dynamique et solidement étayée. »
Quelle est cette structuration Juniors/Seniors ? À quoi ça sert ?
OH : « Chaque année, deux cents lauréats, cent Juniors et cent Seniors, sont sélectionnés par un jury international de haut niveau, régulièrement renouvelé. L’âge pivot de quarante ans différencie les membres Juniors des Seniors. Cette distinction correspond globalement aux deux grandes étapes d’une carrière universitaire. Les plus jeunes sont à l’aube d’une carrière que l’on pressent d’exception. Juniors, ils ont encore à monter en puissance grâce à l’IUF. Les Seniors, quant à eux, confirment un parcours de haut niveau déjà inscrit dans la durée, mais ils peuvent encore consolider ou renouveler leur œuvre. Dans la pratique, cela fonctionne très bien et ces deux niveaux ou corps de membres IUF, autour de l’âge pivot de quarante ans, sont compris, ressentis et utilisés comme tels. »
Quels sont les avantages pour ces enseignants-chercheurs lauréats de l'IUF ? Parmi les avantages quel est selon vous le plus important ? Pourquoi une délégation de 5 ans ?
OH : « La délégation à l’IUF offre trois avantages principaux aux lauréats : une décharge de 2/3 de service d’enseignement (soit, 128 heures), un soutien financier à leur projet de recherche et l’obtention automatique de la prime dite « d’encadrement doctoral et de recherche » (PEDR*), gratification de l’excellence scientifique et de la formation de doctorants. C’est surtout la décharge de service durant cinq ans, c’est-à-dire un temps assez long, qui est vécue très positivement par les lauréats comme de « l’oxygène cognitif » qui leur est apporté afin de déployer leurs talents de chercheur. Car la recherche, c’est passionnant, mais cela demande du temps, du travail acharné, de la patience et de la continuité. Cinq ans, c’est du temps long, contrairement à une délégation au CNRS*, par exemple, qui le plus souvent est d’une année universitaire. Or, pour mener à bien, de A à Z, un projet de recherche ambitieux, il faut du temps long. De surcroît, un enseignant-chercheur brillant peut bénéficier, au cours de sa carrière, de trois délégations (maximum) à l’IUF, ce qui veut dire qu’il recandidate deux fois et est autant de fois soumis à un jury de sélection différent. Enfin, il faut savoir qu’une compensation pédagogique est versée par le ministère à l’université de chaque lauréat(e) afin de remplacer les enseignements non faits et de ne pas déséquilibrer les équipes pédagogiques locales. »
La qualité des recherches des candidats est-elle le seul critère de sélection ? La politique publique, notamment les PPR, peuvent-il faire évoluer les critères d'une année à l'autre ?
OH : « Non, le seul critère de sélection à l’IUF, invariant, est l’excellence des candidat(e)s et des projets de recherche soumis, excellence académique évaluée selon une grille multicritères proche de celle utilisée au niveau européen par l’ERC* et disponible sur le site Internet de l’IUF. Ce mode d’évaluation ne change pas selon les priorités politiques du moment. En revanche, certains équilibres sont prévus par les textes : un tiers au plus des lauréat(e)s d’une promotion Juniors ou Seniors doit appartenir aux établissements de l’Académie de Paris, deux cinquièmes au moins aux disciplines scientifiques et médicales et deux cinquièmes au moins aux disciplines des lettres et sciences humaines et sociales. Cela signifie que les enseignants-chercheurs de province ont toutes leurs chances à l’IUF (pour 2/3 au moins des positions) et que les grands équilibres disciplinaires entre « sciences dures » et SHS* sont obligatoirement respectés. L’espace de liberté que ces proportions permettent, pour un cinquième des positions, est utilisé par les jurys, chaque année, pour s’adapter au profil des soumissions effectivement reçues (plus de « sciences dures » ou de SHS, ce qui peut varier un peu d’une année à l’autre). Enfin, pour promouvoir les femmes à l’IUF, à qualité scientifique égale, une candidature féminine est toujours privilégiée. »
Quel sera le nombre de lauréats IUF cette année ? 110 ou 200 ? Quels sont les enjeux, les objectifs, de cette augmentation du nombre de lauréats à l'IUF ?
OH : « À l’occasion des trente ans de l’IUF en 2021, on peut dire que les planètes étaient bien alignées. Dans le cadre de la Loi de programmation de la recherche (LPR) promulguée le 24 décembre 2020, une montée en puissance de l’IUF a été actée, de 110 membres annuels en 2019 (70 Juniors et 40 Seniors) à 200 en 2023, c’est-à-dire pour la campagne en cours. Cette augmentation est considérable, presqu’un doublement du nombre de positions ! Voici pourquoi c’était une mesure très attendue. Là où le bât blessait, en fait, c’était au niveau du concours Seniors, avec seulement 40 positions annuelles, se traduisant par un taux moyen de succès autour de 12%, ce qui était déraisonnable : soit, 88% de candidats malheureux, dont un certain nombre excellents, c’était beaucoup trop ! Face à cette situation, dès ma prise de fonction d’Administrateur en 2018, je m’étais engagé à agir en faveur d’un doublement du nombre de positions Seniors annuelles. La LPR a très largement permis de le faire, passant de 40 à 100 Seniors annuels, dont 80 chaires classiques, dites « Fondamentales ». C’est une avancée majeure. Voilà un objectif très concret que cette loi a permis d’atteindre. Pour donner aussi un coup de pouce aux Juniors, leur nombre est passé de 70 à 100, ce qui n’est pas négligeable non plus. »
À côté de cette augmentation du nombre de lauréats, quels sont les autres apports de la loi LPR* pour l'IUF ?
OH : « Le principal autre apport de la LPR pour l’IUF est la diversification des chaires. Parce que les missions des enseignants chercheurs ne se résument pas à la recherche et à la formation, la LPR a créé deux nouvelles voies ouvrant l’IUF à des profils centrés davantage sur l’innovation ou la médiation scientifique. Les chaires IUF Innovation vise le transfert et la valorisation des travaux de recherche vers des entreprises, existantes ou créées à cette occasion (les fameuses startups), les collectivités, le monde associatif, etc. Quant aux chaires IUF Médiation scientifique, elles visent à éclairer les citoyens et le débat public sur les grands enjeux sociétaux selon une logique de culture et de démarche scientifiques. Ces nouvelles voies sont ouvertes depuis 2021 et représenteront 20% des lauréats de l’IUF en 2023, soit 20 Juniors et 20 Seniors (à chaque fois 15 en innovation et 5 en médiation scientifique). Autre avantage apporté par la LPR : le doublement de la compensation pédagogique auprès des établissements. Ceux-ci peuvent dès lors plus facilement co-financer un poste d’ATER* pour étayer l’équipe pédagogique des lauréats. »
L'accroche de la campagne de sélection, cette année, est "Besoin d'oxygène cognitif" ? Pouvez-vous expliquer à quoi cela correspond ?
OH : « C’est la même accroche depuis le début de mon mandat. Je suis spécialiste du cerveau et je sais ce dont le cerveau d’un chercheur a besoin : d’oxygène, en l’occurrence cognitif, c’est-à-dire dédié à la connaissance. C’est exactement ce que l’IUF apporte à ses lauréats par le temps et la liberté octroyés dans un monde universitaire où les enseignants-chercheurs sont asphyxiés par trop de tâches multiples qui les éloignent de leur cœur de métier : la connaissance qu’ils transmettent et qu’ils créent ! »
Quels sont les retours des enseignants-chercheurs ? Y a-t-il des traits communs à ce qu'ils disent de cette expérience ? Dans quelle mesure (à part financièrement) cette nomination change une vie de chercheur ?
OH : « Ils sont unanimes et positifs : toutes et tous adorent l’IUF ! C’est la meilleure chose qui leur soit arrivée dans leur carrière universitaire à un moment clé de leur projet de recherche. Voici mon propre témoignage. Successivement membre Junior et Senior, avant de devenir Administrateur de l’IUF, le temps et la liberté que m’a offert ce passage par l’IUF ont transformé, révolutionné même, ma façon de faire de la recherche. Avant l’IUF, j’étais professeur de psychologie expérimentale à l’université, spécialisé dans l’étude du développement de l’intelligence chez l’enfant. J’utilisais pour cela, comme tous mes collègues, des tests cognitifs sur ordinateur ou papier-crayon. Mais grâce à l’IUF, j’ai eu le temps et les moyens d’aller beaucoup plus loin en construisant des expériences d’Imagerie par Résonance Magnétique fonctionnelle (IRMf*) pour observer directement, in vivo, les réseaux de neurones en action dans le cerveau des enfants. De plus, cette recherche interdisciplinaire inédite en France, à la frontière de la psychologie et des neurosciences, je pouvais l’enseigner directement à mes étudiants auxquels l’IUF me maintenait attaché. Mieux encore, ces découvertes ont permis des innovations pédagogiques à l’école primaire. Bien d’autres témoignages pourraient être donnés de Juniors ou Seniors IUF : l’une astrophysicienne ayant pu, grâce à des télescopes géants posés un peu partout dans le monde, découvrir les nouvelles frontières du continent extragalactique dans lequel nous vivons ; d’autres encore, en mathématiques et en physique, reconnaissant que sans l’IUF, à un moment donné de leur carrière, ils n’auraient pas obtenu la Médaille Fields ou le Prix Nobel ! Tous ces témoignages, ou du moins dix d’entre eux, ont été consignés dans un livre paru chez Flammarion en 2021 à l’occasion des 30 ans de l’IUF et intitulé Le jour où. Le déclic qui a tout changé. »